La Cour des comptes vient de publier un rapport sur La politique de l’État en faveur du patrimoine monumental, pour lequel la Demeure Historique a été entendue courant 2021 et dont la synthèse peut être consultée ici. Il fait suite à la publication en décembre dernier de recommandations sur la politique globale du ministère de la Culture (voir ici le commentaire de la Demeure Historique)

Ce document a pour ambition de dresser un état des lieux de l’engagement et des actions de l’État dans le domaine du patrimoine monumental et des réformes engagées afin d’en mesurer l’efficacité. Ce rapport formule également plusieurs recommandations visant notamment à consolider la dépense publique.

La Demeure Historique propose ici quelques éléments d’analyse sur les points du rapport qui concernent plus particulièrement les propriétaires-gestionnaires privés qu’elle représente.


FINANCEMENT PUBLIC

Le premier constat dressé par la Cour des comptes est l’existence d’un déséquilibre de la dépense budgétaire. Au-delà du problème d’exécution des crédits (mis en exergue depuis de nombreuses années par la Demeure Historique), la Cour souligne que la majeure partie des fonds publics est affectée à des grands chantiers publics (Hôtel de la Marine, château de Villers-Cotterêts, etc.) au détriment des crédits déconcentrés (DRAC) qui eux n’augmentent pas. Cette pratique va à l’encontre d’un des objectifs affichés par l’État depuis 2017 à savoir « un soutien plus affirmé à la restauration du patrimoine des petites communes. »

La Cour des comptes rappelle que les charges financières de ces très grands monuments sont très importantes mais elle relève également l’absence d’évaluation des montants globaux affectés aux édifices publics, conduisant à une dépense publique imprécise. En effet, « le ministère de la culture n’assure pas de coordination interministérielle de la dépense sur l’ensemble des monuments historiques appartenant à l’État et dont la charge est assumée par les ministères affectataires selon des modalités qui leur sont propres ».

Plus globalement, le rapport pointe le fait que la France consacre pour le patrimoine monumental des financements publics d’un montant plus élevé que les pays européens comparables et que la mise en œuvre de sa politique s’appuie sur une organisation structurée dont l’expertise scientifique et technique est reconnue. Malgré cela, ¼ des monuments seraient dans un état sanitaire préoccupant (la Cour renvoie sur ce point au Bilan sanitaire des immeubles classés et inscrits au titre des monuments historiques publié en 2020).

Les monuments historiques privés sont quasiment absents de cette analyse qui s’intéresse avant tout au patrimoine public de l’Etat. Cependant, certains constats les concernent directement, comme « la fragilisation des ressources humaines », faute de pilotage global des ressources humaines.

Il est notamment rappelé que le plan de relance ainsi que les crédits d’urgence ont augmenté significativement le nombre de dossiers traités par les DRAC, sans moyens humains supplémentaires. Ainsi, « les autorisations de travaux ont augmenté entre 2010 et 2019 de 52,5 %, soit 5 % par an », phénomène qui s’est amplifié avec le plan de relance. Ceci entraine des retards dans le traitement des dossiers, qui affectent tous les porteurs de projets, y compris les propriétaires-gestionnaires privés. Consciente de cette difficulté évoquée notamment à l’occasion de son congrès en décembre 2021, la Demeure Historique a demandé le renforcement des moyens humains dans les DRAC pour faire face aux demandes et assurer la bonne marche des services déconcentrés (voir proposition n°2 du dossier présidentiel). Le rapport demande aussi « que lÉtat agisse pour prévenir un appauvrissement des compétences techniques qui aurait de lourdes conséquences dans les années à venir. »

La Cour recommande en outre d’encadrer un peu plus précisément les critères permettant de moduler les taux d’intervention pour garantir « plus d’égalité des usagers devant la politique du patrimoine ». Elle évoque la suppression du plafond de 40% pour les monuments historiques inscrits (article L. 621-29 du Code du patrimoine). Le Gouvernement n’y est pas favorable au nom du principe de déconcentration, les DRAC étant considérés comme « les mieux à même d’apprécier les variations que justifient les situations particulières au niveau local, en fonction des enveloppes budgétaires dont elles disposent », étant entendu qu’il existe déjà des principes de modulations (voir l’article R. 621-82 du code du patrimoine).

Enfin, la Cour rappelle sur ce sujet que la restitution de la maitrise d’ouvrage aux propriétaires a eu des effets très différents. Si les petites communes se sentent démunies malgré la mise en place de l’assistance à la maitrise d’ouvrage (peu utilisée), ce transfert a eu un effet favorable pour les monuments privés. Selon la Cour, la progression des crédits déconcentrés affectés à ces monuments traduit le dynamisme de leurs propriétaires. Pour autant, afin de maintenir les programmes de travaux sur ces monuments dans les années à venir, la Demeure Historique continue à demander et à veiller à ce qu’au minimum 10 % du total des crédits affectés aux monuments historiques (et non 10% des crédits déconcentrés) soient affectés à l’entretien et la restauration du parc monumental privé.


CARNET SANITAIRE

Mettant en cause l’efficience du bilan sanitaire des monuments historiques présenté au Parlement tous les 5 ans, le rapport reprend l’idée de la mise en place d’un carnet sanitaire : « Consignant l’état sanitaire du bâtiment dès la mise en œuvre de la décision de protection, ce document pourrait être introduit sur une plateforme numérique sécurisée, permettant ainsi à l’ensemble des acteurs de la chaîne du patrimoine, y compris les propriétaires, de le compléter de façon continue, à l’instar de ce qui se fait pour les objets mobiliers». Il serait « conçu comme un outil partagé pour la connaissance et le suivi des édifices protégés, quels que soient leurs régimes de propriété».

Le Premier Ministre rappelle que « Le carnet sanitaire « type » a été élaboré par le ministère de la Culture à partir de la norme européenne de 2012 sur l’évaluation et le rapport sur l’état sanitaire du patrimoine culturel bâti. Ce cadre a été fixé dans l’application AgrÉgée, commune aux services centraux et déconcentrés du ministère, et permet un enrichissement facile par les services, au gré de leurs déplacements. (…)  L’application AgrÉgée sera prochainement modernisée et le module relatif à l’état sanitaire sera amélioré à cette occasion ». Cela permettra aux propriétaires de recevoir le bilan sanitaire dressé par les services de l’Etat « avec ou sans images ». Il rappelle que ce travail est « une charge de travail considérable pour les agents des DRAC ». 

La Demeure Historique considère que la mise en œuvre de ce carnet sanitaire n’est pas une priorité, étant entendu que les DRAC ont déjà toutes les informations. En outre, les propriétaires-gestionnaires sont déjà très occupés par la gestion, la conservation et la mise en valeur du patrimoine. Il n’est donc pas raisonnable de leur imposer de nouvelles contraintes.

 


ABORDS ET ENVIRONNEMENT

La Cour rappelle la nécessaire accélération de la mise en place des périmètre délimités des abords – PDA (prévu à l’article L. 621-31 du Code du patrimoine). En effet, « en l’absence de PDA approuvé, les architectes des bâtiments de France continuent de vérifier les co-visibilités avec le monument lors de l’instruction de l’autorisation de travaux : en 2020, ils ont délivré 113 387 avis simples sur des bâtiments sans co-visibilité qui représentaient 24 % des dossiers traités par leurs services. »

Le manque de moyens humains dans les Unités départementales de l’architecture et du patrimoine – UDAP  (au même titre que les DRAC, comme évoqué précédemment) empêche les ABF de remplir toutes leurs missions de manière satisfaisante, alors qu’ils sont insuffisamment disponibles sur le terrain.

Attention cependant à ne pas confondre vitesse et précipitation ! Si la Demeure Historique soutient bien entendu le fait de renforcer les équipes des UDAP, elle s’oppose à une accélération déraisonnée de la mise en place des PDA, sans concertation avec le propriétaire du monument historique générant la servitude. La Loi ELAN a déjà donné beaucoup de pouvoirs aux élus locaux dans le cadre de la mise en place de ces nouveaux périmètres. Le manque de moyens humains dans les UDAP (impliqués dans l’instruction de ces PDA), et la pression foncière importante dans certaines communes ne doivent pas conduire les PDA à réduire les PDA comme « peau de chagrin ».

En outre, la Cour souligne que ce pouvoir des ABF « les expose vis-à-vis des municipalités » et rappelle que « la délivrance des avis conformes est de surcroît d’un maniement délicat et nécessiterait sans doute une formation accrue, notamment au plan juridique, pour les aider à faire face aux contestations et aux recours dont leurs décisions sont souvent l’objet ». Il faut donc trouver un équilibre. Cela passe nécessairement par un renforcement des moyens pour libérer du temps aux ABF et leur permettre d’assurer leur missions auprès des maitres d’ouvrages et de se former, ce que préconise le rapport.

La Cour évoque la possibilité de déléguer l’instruction des avis simples (dans le cas où il n’y a pas de lien visuel entre un projet et un monument historique) aux collectivités territoriales. Le Gouvernement n’y est pas favorable : S’agissant des avis en abords de monuments historiques, c’est l’ABF qui doit déterminer la « covisibilité » et indiquer si le projet relève le cas échéant d’un accord de sa part. Donner cette compétence à la collectivité reviendrait à lui confier le soin de décider de la consultation ou non de l’ABF. De manière générale, il ne semble pas pertinent de confier à l’autorité appelée à se prononcer in fine l’émission d’un avis dont le sens peut contrarier le projet qu’elle souhaite autoriser. En outre, peu de collectivités disposent de services dotés des compétences équivalentes à celles des UDAP et ABF. Nous rejoignons totalement cette analyse en ajoutant que seuls les services du ministère de la Culture ont le recul nécessaire pour juger de la bonne insertion paysagère d’un projet dans l’environnement d’un monument. Même si certaines collectivités reste engagées à défendre le patrimoine et une certaine forme de cohérence des constructions avec ce dernier, déléguer cet avis aux mairies et intercommunalités reviendrait finalement à supprimer l’avis simple qui n’aurait plus lieu d’être.

De manière anecdotique, la Cour rappelle que « l’instruction des projets de parcs éoliens, susceptibles d’être visibles depuis des monuments historiques et des sites inscrits ou classés est chronophage pour les ABF (lecture des études d’impact, reconnaissances de terrain, etc.). Ceux-ci regrettent parfois de ne pas être suffisamment accompagnés par les services des Dreal sur un sujet qui relève des priorités du ministère de la transition écologique ». L’implantation des éoliennes est évidemment un sujet de préoccupation mais rappelons que « S’agissant des monuments historiques, au-delà du rayon de 500 mètres, l’avis de l’ABF ne lie le préfet (article R.181-32 du code de l’environnement) et qu’à moins d’être dans les abords d’un monument historique, un PDA ou un SPR, dans les autres cas, le préfet reste libre ; il n’est même pas tenu de demander l’avis de l’ABF (même si en pratique il le demande) » (extrait du Guide éolien de la Demeure Historique, à retrouver dans l’Espace adhérent).


FISCALITÉ

Le rapport  se penche également sur les différentes dispositions fiscales propres aux monuments historiques privés :

  • Exonération des droits de mutation à titre gratuit :
    • Le rapport souligne que les conventions sont « peu utilisées » (4 par an en moyenne), et dénonce la longueur des délais de traitement, attribuée à la lourdeur de l’ancienne procédure, centralisée. La Demeure Historique a alerté à différentes reprises ses interlocuteurs sur les retards pris pour l’instruction des demandes. Depuis la réforme de la procédure et en particulier sa déconcentration (retrouver l’actualité sur le sujet), la Demeure Historique suit avec attention ses conséquences, ainsi que le traitement des demandes déposées avant cette réforme.
    • La Cour valide également le principe d’un assouplissement de la durée de l’engagement d’ouverture au public, qui conditionne l’exonération des droits. Elle reprend sur ce point le rapport IGAC-IGF (lire l’actualité de la DH ici) : « Le ministère de la culture considère comme trop contraignante l’obligation d’ouverture au public sans limitation dans le temps, et propose de la ramener à quinze ans ». La Demeure Historique partage l’idée d’une telle durée, à même de faciliter davantage encore les transmissions.
  • Ouverture au public :
    • la Cour rappelle les conclusions du rapport de l’IGAC et de l’IGF (lire l’actualité de la DH ici) sur les conditions d’ouverture au public, à savoir le projet d’harmonisation à 50 jours d’ouverture par an des trois dispositifs fiscaux (impôt sur le revenu, exonération des droits de mutation et mécénat affecté). La Cour met toutefois en avant l’absence d’avis unanime sur le sujet, tant du côté de Bercy que des associations.
    • La Cour confirme par ailleurs l’apparition de la notion « d’accessibilité au public » avec la loi du 30 juillet 2020 qui étend le champ d’application du label de la Fondation du patrimoine (plus de précisions ici). Elle note la coexistence d’un point de vue fiscal de cette notion et de celle d’ouverture au public. La Fondation du patrimoine souligne dans sa réponse qu’il lui  appartient « d’apprécier les conditions d’accès du public répondant aux objectifs poursuivis par le législateur et adaptées à la nature des biens en cause » et qu’elle souscrit au maintien des deux notions. La Demeure Historique s’interroge au contraire sur ce maintien, qui va à l’encontre de l’objectif d’harmonisation poursuivi par ailleurs. Elle reste en tout état de cause attentive aux conditions qui seront ainsi définies et entend poursuivre ses échanges avec la Fondation du patrimoine sur le sujet, de façon à ce que les modalités retenues soient adaptées à tous les immeubles susceptibles d’être labellisés.
  • Approche générale :
    • la Cour met en avant la nécessité d‘évaluer le coût des différents dispositifs fiscaux. En particulier, elle confirme que la modification apportée au formulaire de déclaration des revenus en 2021 (insertion d’une case 6DG pour isoler les déductions MH) a pour but de contribuer à quantifier ces dépenses. Elle recommande d’« engager un travail interministériel d’évaluation des dispositifs fiscaux applicables aux monuments historiques (ministère de la culture et ministère de l’économie, des finances et de la relance) »
    • Plus globalement, le rapport souligne que ce travail d’évaluation des dépenses fiscales, de vérification de leur efficacité et efficience, tout comme les évolutions des dispositifs fiscaux, butent sur un « dialogue insuffisant » entre les ministères des Finances et de la Culture, dont les relations « ne sont pas satisfaisantes ».

ACTIVITÉS TOURISTIQUES ET ÉCONOMIQUES

Pour la Cour des comptes, il est important que la politique de l’État tienne compte de la place à donner au patrimoine historique dans la société. La crise sanitaire semble avoir créé une opportunité de repenser cette politique. Il en résulte une réflexion autour des actions à mener pour valoriser les monuments et mieux penser leur usage, conditions nécessaires à la pérennité de ces édifices historiques, tant pour la conservation que pour leur bonne transmission aux générations futures.

Tout en soulignant que « les monuments historiques se prêtent au développement d’entreprises culturelles et touristiques », le rapport admet que la « rentabilité demeure problématique, notamment en raison des coûts liés à la conservation ». La Cour distingue deux catégories d’exploitation (voir également en annexe du rapport une « typologie des modèles économiques fondés sur les monuments historiques », distinguant les monuments avec ou sans hébergement) :

  • Dans le 1er cas, le monument sert de « cadre exceptionnel« , utile au développement d’activités rentables (séminaires, hôtellerie, de restauration, d’événementiel, etc.) : selon la Cour, « ce type d’activités ne justifie pas de soutien public spécifique, sinon centré sur la conservation du monument ».
  • Dans le 2nd cas, le monument est le support d’activités culturelles et artistiques, allant de la simple visite au spectacle son et lumière. La Cour souligne que la rentabilité de ces entreprises exploitantes nécessite une période d’ouverture large et de plusieurs activités tout en admettant le caractère risqué de ce type d’entreprise, souvent familiale. Selon elle, l’action de l’État est ici d’autant plus « légitime qu’elle permet de soutenir des activités entrepreneuriales qui favorisent l’accès des publics aux patrimoines et qu’elles ont un impact économique significatif ». C’est pour cela que le programme Réinventer le Patrimoine lancé en 2019, et ouvert dorénavant aux monuments historiques privés, a été mis en place, l’objectif étant de favoriser l’émergence d’activités de conseil destinées aux propriétaires désireux de s’engager dans cette voie.

La Demeure Historique ne peut qu’approuver cet objectif qui correspond aux actions qu’elle mène depuis près de 100 ans afin d’accompagner les propriétaires-gestionnaires dans leur mission, en particulier de mise en valeur des monuments et jardins historiques. Elle partage le constat de la Cour qui souligne que les sociétés nouvellement créées « n’apportent cependant pas de solution clé en main et ne lèvent pas tous les risques ». Il serait utopique de penser que ce type de projet entrepreneurial peut être construit sur un modèle unique. Il est indispensable de donner à ceux qui souhaitent se lancer les moyens de trouver leur propre modèle, respectueux de l’intégrité des lieux. C’est dans cet esprit qu’elle a créé le réseau Audacieux du patrimoine qui favorise les partages d’expériences et la montée en compétence de ces entrepreneurs du patrimoine, afin de les aider à créer de la valeur et ainsi à pérenniser les lieux dont ils sont les gardiens.

Plus largement, la Demeure Historique regrette que sa demande ancienne de considérer les propriétaires-gestionnaires, comme des « conservateurs-bénévoles » ou des « collaborateurs d’un service public culturel » soit écartée par la Cour. Elle maintient que la mission de conservation et de transmission des monuments historiques, associée à leur ouverture au public, « dans des conditions rarement réunies de rentabilité » comme le rappelle la Cour, est d’intérêt général et doit être reconnue comme telle.

Pour terminer, notons que la Cour des comptes souligne que « l’entrepreneuriat patrimonial pâtit de la fragmentation institutionnelle de l’action publique » et du manque de dialogue entre les administrations culturelles et les acteurs de la promotion touristique. Si la Demeure Historique partage en partie ce constat, elle souligne toutefois que son intégration (au début de la crise sanitaire) au Comité de filière Tourisme ainsi que l’accueil réservé dans certaines régions au Passeport des Demeures Historiques® montrent une évolution positive qui mérite d’être consolidée et prise en compte à tous les niveaux de l’organisation administrative.